28

Après coup, Wallander repenserait toujours à la femme à la fenêtre et à ce qui s’était passé ensuite comme à une scène irréelle. L’air immobile, l’une des journées d’août les plus chaudes de cette année-là, le jardin intensément vert, Ann-Britt debout au pied d’un poirier, le portable contre sa joue, lui-même sur une chaise en bois peinte en blanc face à Lars Skander. Ann-Britt et lui avaient immédiatement senti qu’il était trop tard. La femme allait se jeter dans le vide, et ils ne pourraient pas l’en empêcher. Elle tomberait sur les dalles de pierre qui entouraient la maison. Peut-être survivrait-elle à sa chute ; mais elle donnait l’impression de vouloir se jeter la tête la première.

Il y eut un instant immobile, comme pétrifié. Puis Ann-Britt jeta son portable et se précipita, pendant que Wallander criait de toutes ses forces une phrase qu’il oublia aussitôt après. Lars Skander se leva lentement, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Pendant ce temps, la femme hurlait, cette femme qui était la mère de la jeune mariée, et sa douleur transperçait la belle journée d’août comme un diamant.

C’était un cri insoutenable.

Ann-Britt Höglund contourna la maison en courant pendant que Wallander restait sous la fenêtre, bras tendus. Lars Skander apparut brusquement à ses côtés, tel un fantôme sans force, le regard levé vers la malheureuse agrippée au rebord de la fenêtre.

Puis Ann-Britt surgit derrière la femme et la tira d’un coup vers l’obscurité de la chambre. Le silence se fit.

Arrivés au premier étage, ils trouvèrent Ann-Britt assise par terre, la femme dans ses bras. Wallander redescendit pour appeler une ambulance, qui arriva très vite. Après son départ, ils retournèrent à l’arrière de la maison. Ann-Britt ramassa son portable dans l’herbe. Wallander s’assit sur l’une des chaises de jardin.

— Je venais de joindre Martinsson quand la fenêtre s’est ouverte. Il a dû se poser des questions.

— Rappelle-le, dit Wallander.

Elle s’assit de l’autre côté de la table. Une guêpe faisait des allers et retours entre eux.

Svedberg avait une peur panique des guêpes. Maintenant il était mort. C’était la raison pour laquelle ils se trouvaient ici, dans le jardin de Lars Skander. D’autres gens étaient morts. Beaucoup trop de gens.

— Je vais te dire ce que je pense, commença Wallander. J’ai peur qu’il remette ça. Je redoute à chaque instant que quelqu’un m’appelle pour me dire que c’est arrivé de nouveau. Je cherche fébrilement un signe que ce cauchemar va bientôt prendre fin, ou du moins qu’on ne soit plus obligés de se pencher sur de nouvelles victimes. Mais je n’en trouve aucun.

— C’est pareil pour nous tous.

Il n’y avait rien à ajouter. La peur les aiguillonnait. Et continuerait de les tenailler jusqu’à ce qu’ils aient identifié et arrêté quelqu’un avec la certitude de ne pas se tromper de coupable.

— Elle allait se jeter par la fenêtre, dit Ann-Britt. Aucun d’entre nous ne peut imaginer ce qu’elle endure en ce moment.

Elle rappela Martinsson, qui voulut savoir ce qui se passait. Wallander déplaça sa chaise pour être à l’ombre et renoua le fil de sa réflexion. La décision de faire les photos à Nybrostrand avait été prise quelques semaines plus tôt. Qui avait pu se procurer cette information ?

Pourquoi n’avaient-ils pas encore été avertis de l’existence d’un éventuel assistant du photographe ? L’impatience le rongeait.

Ann-Britt Höglund conclut sa conversation avec Martinsson. Puis elle se déplaça elle aussi vers l’ombre.

— Il va nous rappeler. Apparemment, les parents de Werner sont très âgés. Il dit qu’il a du mal à faire la part de la consternation et de la sénilité.

— Rolf Haag avait-il un assistant ? La police de Malmö devait s’en charger. Qui peut-on appeler ?

— Tu te souviens de Birch, qui a travaillé avec nous à Lund l’année dernière ?

— Évidemment !

Birch était un policier de la vieille école que Wallander avait rencontré avec le plus grand plaisir.

— Il est à Malmö maintenant. Je crois que c’est lui qui devait s’en occuper.

— Alors il l’a sûrement déjà fait.

Le numéro du commissariat de Malmö était programmé dans la mémoire de son portable. Il eut de la chance, Birch était là. Ils échangèrent quelques phrases amicales.

— J’ai averti Ystad, dit Birch. Ils ne t’ont pas transmis l’information ?

— Pas encore.

— Alors écoute-moi. Rolf Haag avait son atelier près de la place Nobel. C’était surtout un photographe de studio. Mais il a fait aussi quelques livres de voyage, un sur l’Érythrée, un autre sur les Açores.

— Je t’interromps. Je voudrais surtout savoir s’il avait un assistant.

— Oui.

Il fit signe à Ann-Britt qu’il avait besoin d’un crayon. Dans la poche de sa chemise, il trouva une vieille facture.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Les photographes hommes ont souvent des assistantes femmes. Je ne sais pas si l’inverse est vrai.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Maria Hjortberg.

— Tu lui as parlé ?

— Non, impossible. Elle est depuis vendredi chez ses parents qui habitent du côté de Hudiksvall, dans la forêt. Il n’y a pas le téléphone, elle n’a pas emporté son portable. J’ai parlé à une fille qui partage son appartement. Elle dit que Maria aime de temps en temps se libérer des merveilles de la technologie et passer un moment dans la forêt sans qu’on puisse la joindre. Mais elle revient à Malmö ce soir. Son avion atterrit à Sturup à dix-neuf heures quinze. J’avais l’intention de l’attendre là-bas. Mais je suis d’ores et déjà convaincu que ce n’est pas elle qui a tué son employeur, pas plus que les jeunes mariés.

Wallander avait espéré une autre réponse. Il constata que son impatience et son exaspération croissaient, ce qui le rendait mauvais policier.

— On veut avant tout savoir qui était informé du lieu où devaient être prises les photos. On a des raisons de croire que ces personnes étaient peu nombreuses.

— J’ai fouillé le studio hier soir. Ça m’a pris la moitié de la nuit. Il y a une lettre datée du 28 juillet, où Torbjörn Werner confirme à Haag le lieu et l’heure.

— Où la lettre a-t-elle été postée ?

— Elle est datée d’Ystad.

— Où se trouve cette lettre maintenant ?

— Sur une étagère de mon bureau.

— Il n’y a pas d’enveloppe ? Pas de cachet de la poste ?

— J’ai le souvenir d’avoir vu un sac-poubelle tenant lieu de corbeille dans le bureau du studio. L’enveloppe y est peut-être encore.

— On aurait besoin d’y jeter un coup d’œil.

— Pourquoi ? Si la lettre est datée d’Ystad, on peut supposer qu’elle a été postée au même endroit ?

— Ce qui m’intéresse surtout, c’est d’éventuelles traces que l’enveloppe ait été ouverte plus d’une fois.

Birch ne demanda pas d’autre explication. Il allait immédiatement retourner au studio.

— C’est une théorie risquée, répliqua-t-il néanmoins.

— Pour l’instant, je n’en ai pas d’autre. En fait, je cherche peut-être surtout une confirmation négative, qui me permettrait d’oublier cette piste. Mais que ce tueur soit quelqu’un de bien informé, c’est une certitude. La question est de savoir comment il se procure ses informations.

Birch promit de le rappeler quand il aurait du nouveau. Ann-Britt et Wallander revinrent à Ystad. Il était déjà midi. Il lui demanda de le déposer près de chez lui, car il devait absolument manger quelque chose. D’ailleurs, elle était la bienvenue, dit-il, mais elle refusa.

Il prépara deux œufs sur le plat. Puis il s’allongea sur son lit. À treize heures dix, il était de retour au commissariat.

Il alla dans son bureau, fouilla parmi les messages téléphoniques et entreprit ensuite de résumer par écrit, d’un seul jet, tout ce qui s’était passé jusqu’à présent. Son ambition était simple. Il voulait se faire une idée des informations indispensables au tueur. Le strict minimum qu’il devait savoir pour pouvoir agir. En relisant ses notes, il eut le sentiment d’avoir peut-être écarté trop vite sa propre théorie, celle des lettres ouvertes. Il alla à la réception et demanda à la fille qui remplaçait Ebba pendant le week-end si elle savait où était trié le courrier de la région d’Ystad. Elle l’ignorait.

— Ça devrait être possible de se renseigner, suggéra-t-il aimablement.

— Un dimanche ?

— Pour nous, c’est une journée de travail comme les autres.

— Pour la poste, ça m’étonnerait.

Wallander faillit s’énerver. Mais il y renonça.

— À ma connaissance, les boîtes aux lettres sont relevées même le dimanche. Au moins une fois. Cela veut dire qu’il existe au moins une personne de la poste qui travaille ce jour-là.

Elle promit de se renseigner. Wallander retourna à son bureau avec le sentiment très net de l’avoir dérangée. Il venait de refermer sa porte lorsqu’un détail refit surface dans son esprit. Au cours de la conversation avec Ann-Britt, ils avaient évoqué l’existence de deux facteurs dans cette enquête. En fait, il y en avait un troisième. Il s’assit et tenta de se souvenir. Qu’avait dit Sture Björklund ? Quelqu’un était entré dans sa propriété. Quelqu’un qui n’avait rien à faire là. Tous ses voisins savaient qu’il voulait être tranquille. Le seul à venir régulièrement, c’était le facteur.

Un facteur qui range le télescope de Svedberg dans la remise de son cousin, pensa-t-il. Ce n’est pas seulement invraisemblable ; c’est de la folie. Un dernier recours, quand on n’a plus rien à quoi se raccrocher.

En soupirant, il commença à feuilleter différents rapports qu’il n’avait pas encore eu le temps de lire. Il venait à peine de commencer lorsque Martinsson apparut. Wallander laissa retomber les papiers.

— Alors ?

— Ann-Britt m’a raconté ce qui s’est passé, la mère de la mariée qui a tenté de sauter par la fenêtre. Nous, c’était différent. Les parents de Torbjörn Werner sont trop vieux pour avoir ce genre de réaction, je crois. Mais la tragédie est totale. Torbjörn avait repris la ferme, la continuité était assurée, la nouvelle génération prenait la relève. Ils avaient un autre fils, qui est mort il y a quelques années dans un accident de voiture. Maintenant, ils n’ont plus personne.

— Le tueur n’y a pas pensé, à ça.

Martinsson s’était posté près de la fenêtre. Wallander vit qu’il était très secoué et se demanda combien de temps encore il tiendrait le coup. Martinsson avait choisi de devenir policier avec les meilleures intentions, à une époque où la profession n’attirait pas spécialement les jeunes — ensuite était venue une autre période où la police était considérée avec mépris. Martinsson avait conservé son ambition d’origine. Il voulait être un bon policier. Il l’était devenu. Mais, au cours des dernières années, Wallander le sentait de plus en plus coupé de ses propres convictions. Resterait-il dans le métier jusqu’à la retraite ? Wallander en doutait. Encore fallait-il qu’il trouve une solution de rechange…

Martinsson se retourna.

— Il va frapper à nouveau, dit-il sans préambule.

— On n’en sait rien.

— Quelle raison aurait-il de s’arrêter ? Sa haine paraît illimitée. Le seul mobile cohérent, c’est qu’il tue pour le plaisir.

— Ça, c’est très rare. Le problème, c’est qu’on n’a pas encore découvert ce qui le motive.

— Je crois que tu te trompes.

Les paroles de Martinsson étaient chargées. Aux oreilles de Wallander, elles sonnaient comme une accusation. Dirigée contre lui.

— À quel sujet est-ce que je me trompe ?

— Il y a quelques années, j’aurais été d’accord avec toi. Il n’y a pas de violence gratuite, toute violence a une explication, etc. Mais ce n’est plus le cas. On n’a rien vu venir, mais il y a eu un changement dans ce pays. La violence est devenue naturelle. On a franchi un cap invisible. Des générations entières de jeunes sont en train de perdre pied. Personne ne leur enseigne plus ce qui est bien ou mal. Il n’y a plus de bien ou de mal. Chacun revendique son propre droit. Quel sens y a-t-il alors à être policier ?

— Il n’y a que toi qui peux répondre à cette question.

— C’est ce que j’essaie de faire.

Martinsson s’assit dans le fauteuil défoncé face à Wallander.

— Tu sais ce qu’est devenue la Suède ? Un pays sans loi. Qui aurait cru il y a quinze ou vingt ans qu’une chose pareille pouvait arriver ?

— On n’en est pas là. Je ne suis pas d’accord. Mais ça évolue bien dans le sens que tu dis. C’est bien pour ça qu’on doit résister, toi et moi.

— C’est ce que j’ai toujours pensé. Mais en ce moment j’ai l’impression qu’on est en train de perdre.

— Il n’y a pas un seul policier qui ne pense ça à l’occasion. Ça ne change rien. On doit résister. Là, tout de suite, on doit résister à ce fou furieux. On le pourchasse. On le suit à la trace. On ne va pas laisser tomber. On va le prendre.

— Mon fils s’est mis en tête qu’il veut être policier. Il me questionne sur le métier. Je ne sais jamais quoi lui répondre.

— Envoie-le-moi. Je vais lui expliquer.

— Il a onze ans.

— C’est un bon âge pour comprendre les choses.

— Je le lui dirai.

Wallander changea de sujet.

— Que savaient les parents de Werner à propos de la séance photos ?

— Rien, sinon qu’elle devait avoir lieu après la cérémonie et avant le dîner.

Wallander laissa ses mains retomber sur la table.

— C’est très important. Il faut désormais accélérer le rythme de cette enquête.

— On est déjà sur les genoux. Comment va-t-on faire ?

— On va cesser de penser à nos genoux.

Wallander se leva.

— Réunion générale à quinze heures. Thurnberg aussi. Je veux que tu t’en occupes.

Martinsson hocha la tête. À la porte, il se retourna.

— Tu étais sérieux, pour mon fils ?

— Quand on en aura fini avec cette histoire, je promets que je répondrai à toutes ses questions. Je lui laisserai même essayer ma casquette d’uniforme.

— Tu en as une ? fit Martinsson, surpris.

— Sûrement, mais je ne sais pas où elle est.

Wallander retourna à ses rapports. Le téléphone sonna.

C’était la jeune fille de la réception ; tout le courrier destiné aux différents districts de la région était trié au centre de tri d’Ystad, qui se trouvait dans Mejerigatan, derrière l’hôpital. Wallander nota le numéro de téléphone, la remercia pour son aide et appela immédiatement le centre de tri. Pas de réponse. Il pensa s’y rendre à pied — il y avait peut-être quelqu’un là-bas qui ne prenait pas la peine de décrocher. Mais il décida d’attendre. Il avait besoin de se préparer.

 

Wallander se rendit à la salle de réunion avec le sentiment qu’il allait devoir affronter le procureur Thurnberg. Pourquoi ? Depuis leur regrettable échange à Nybrostrand, Thurnberg n’avait rien fait dont il puisse se formaliser ; et il ignorait quelle serait l’issue de la plainte portée par Nils Hagroth. Pourtant, il avait la sensation d’être en guerre avec Thurnberg.

Pendant la réunion, il constata qu’il s’était trompé. Thurnberg lui offrit son appui chaque fois que le groupe montrait des signes de doute ou de division. Il l’avait peut-être jugé trop vite. Ce qu’il prenait pour de l’arrogance n’était peut-être qu’une protection ?

Wallander avait commencé la réunion en soulignant tout ce qui pouvait laisser croire à une percée décisive. Ils devaient se concentrer sur une seule question : qui pouvait être informé du lieu et de l’heure de la séance de photos ? Voilà à quoi ils se consacreraient tous, dès la fin de la réunion. Tout le reste passait au second plan.

Il dut faire face à un flot d’objections. D’abord de la part de Hansson, qui trouvait qu’il allait un peu vite en besogne. Les parents de Werner avaient pu le savoir, mais l’oublier ; Malin Skander et Torbjörn Werner avaient beaucoup d’amis, qui pouvaient eux aussi être au courant. Selon Hansson, il était trop tôt pour mettre tous ses œufs dans le même panier.

Thurnberg intervint à ce moment-là, de façon laconique et précise. Vu l’état de l’enquête, il estimait que Wallander avait raison. Au cours des prochains jours, des prochaines heures plus exactement, ils devaient se concentrer sur ce point décisif : qui était informé de l’heure et du lieu de la séance photos ?

Thurnberg s’était à nouveau retiré dans sa coquille. Mais à partir du moment où Wallander avait obtenu l’appui du procureur, il ne restait pas grand-chose à discuter. Le reste de la réunion fut consacré à élaborer un plan d’action et à se répartir les différentes tâches. Qui parlerait à qui ? Dans quel ordre ? Wallander se chargerait de l’assistante, qui devait atterrir à Sturup quelques heures plus tard.

Ils décidèrent de se retrouver dans la soirée. En cas de découverte décisive, cette réunion serait avancée.

Wallander fut très bref dans sa conclusion.

— On est peut-être sur le point de franchir le mur. On sait tous dans quelles conditions on travaille, même si on n’en parle pas souvent. Le tueur peut frapper de nouveau. Aujourd’hui, demain, la semaine prochaine. On ne sait pas de combien de temps on dispose. Si ça se trouve, il est déjà trop tard.

En se levant, Wallander pensa qu’il devrait peut-être dire un mot à Thurnberg, mais quoi ? Aucune idée ne lui vint ; il laissa tomber.

Il était seize heures trente. L’assistante de Haag allait atterrir dans un peu plus de deux heures. Il essaya de rappeler Birch, sans succès.

Alors il fit quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait. Il ferma à clé la porte de son bureau et s’allongea par terre. Juste avant de s’endormir, il entendit quelqu’un frapper à la porte. Il ne répondit pas. S’il voulait avoir la force de continuer, il avait besoin de dormir au moins une heure. Un vieux réveil traînait dans un tiroir, il ne savait plus pour quelle raison. En tout cas, il tombait bien.

 

Il rêva à nouveau de son père. Des images inquiètes surgies de l’enfance. L’odeur de térébenthine. Images de sa propre vie, en accéléré. Le voyage à Rome. Soudain, Martinsson était dans l’escalier de la Trinité-des-Monts. On aurait dit un petit enfant. Wallander l’appelait, mais Martinsson ne l’entendait pas. Après cela, rien, le rêve était coupé net.

 

Il se leva avec difficulté et entendit un craquement dans son dos. Il fit tourner la clé dans la serrure et se rendit aux toilettes en chancelant. Il n’y avait rien qu’il détestait tant dans sa vie que cette fatigue paralysante. Qui le déprimait, lui donnait la nausée. Et qui devenait de plus en plus difficile à supporter avec l’âge. Il se rinça toute la tête à l’eau froide. Il urina longuement. Il évita de se regarder dans la glace.

À dix-huit heures quinze, il prit la direction de Sturup. Le ciel était encore limpide, pas un nuage, peu de vent. Une demi-heure plus tard, il s’arrêtait devant le bâtiment jaune de l’aéroport. Dans le hall des arrivées, il découvrit immédiatement le grand Birch. Il était appuyé contre un mur, les bras croisés, et il s’illumina en le reconnaissant.

— Toi ici ?

— Je pensais t’éviter d’attendre seul.

— L’avion n’a pas de retard, apparemment. Mais on a le temps de prendre un café.

— J’ai passé l’après-midi à fouiller les sacs de vieux papiers, dit Birch quand ils furent dans la file du self-service. Il y avait bien quelques enveloppes, mais pas celle que tu espérais.

— Cette enquête n’est pas précisément bénie par la chance…

Birch prit un gâteau et une viennoiserie avec son café. Wallander s’obligea à y renoncer. Ils payèrent à la caisse.

— Par contre, poursuivit Birch, j’ai appelé l’un de nos techniciens. C’est un type plein d’imagination, très utile sur des lieux de crimes. Håkan Tobiasson. Tu en as entendu parler ?

Wallander secoua la tête.

— J’ai eu une longue conversation avec lui. Il était en train de pêcher dans le détroit, mais il avait pris son téléphone. D’ailleurs, ça a mordu deux fois pendant qu’on se parlait. J’ai oublié de demander ce que c’était comme poisson.

Ils écoutèrent un message diffusé par les haut-parleurs, mais il s’agissait d’un charter retardé en provenance de Marbella.

— Håkan m’a parlé de toutes sortes de techniques pour ouvrir les lettres. Avant, on utilisait la vapeur et les aiguilles à tricoter. Maintenant, c’est nettement plus raffiné. Il m’a proposé de lui donner plusieurs lettres fermées et de revenir un peu plus tard. D’après lui, je serais incapable de dire s’il en avait ouvert une ou non.

— On aurait besoin de cette enveloppe, répéta Wallander.

Birch s’essuya la bouche.

— Je ne comprends pas très bien cette histoire d’enveloppe. Je me demande aussi ce que tu fais ici, évidemment. Ça veut dire que Maria Hjortberg est quelqu’un d’important à tes yeux.

Wallander lui résuma les événements des dernières vingt-quatre heures. Il venait de finir lorsque les premiers passagers de l’avion qu’ils attendaient commencèrent à apparaître. Birch le surprit en tirant de sa poche une feuille de papier où il avait écrit en grosses lettres le nom de Maria Hjortberg. Il se posta au milieu de l’allée avec sa pancarte. Wallander attendait un peu en retrait.

Maria Hjortberg était une très belle femme au regard intense et aux longs cheveux sombres. Elle portait un sac à dos sur l’épaule. Wallander pensa qu’elle ignorait encore la mort de Rolf Haag. Mais Birch avait déjà commencé à lui expliquer la situation. Elle secoua la tête, l’air incrédule. Birch prit son sac à dos en même temps qu’il lui présentait Wallander. Elle n’avait pas d’autres bagages.

— Quelqu’un devait-il venir vous chercher ?

— Je pensais prendre le bus.

— Alors on vous emmène en voiture. On a besoin de vous parler et ça ne peut pas attendre. Soit au commissariat, soit au studio.

— Rolf est vraiment mort ?

— Oui, dit Birch, et je le regrette. Depuis combien de temps étiez-vous son assistante ?

— Pas très longtemps. Depuis le mois d’avril.

Cela veut dire qu’elle s’en remettra peut-être plus facilement, pensa Wallander. À moins qu’ils n’aient eu une liaison.

Elle dit qu’elle préférait le studio.

— Il vaut mieux qu’elle parte avec toi, dit Wallander. J’ai quelques coups de fil à passer.

Il voulait parler à Nyberg. Mais, en arrivant sur l’autoroute de Malmö, il décida d’attendre. Tout ce qui comptait dans l’immédiat, c’était ce que pouvait leur apprendre Maria Hjortberg.

 

Deux heures plus tard, Wallander comprit qu’elle ne les aiderait pas. Ils étaient dans le studio, entourés de pieds, de projecteurs, de réflecteurs de différentes tailles. Elle n’était pas informée du projet de photos à Nybrostrand. Rolf lui avait dit qu’il devait assister à un mariage le samedi, mais elle avait cru que c’était en tant qu’invité. Pour sa part, elle était partie pour Hudiksvall le vendredi après-midi. Le lundi matin, ils devaient préparer un nouveau travail — photographier une agence bancaire qui venait d’ouvrir à Trelleborg. Elle n’avait jamais entendu parler de Malin Skander ni de Torbjörn Werner. Ensemble, ils feuilletèrent l’agenda où étaient notés les différents rendez-vous. La page du samedi 17 août était vide. En fouillant le studio la veille au soir, Birch avait épluché la correspondance. Il lui montra la fameuse lettre ; elle ne l’avait jamais vue.

— C’est lui qui ouvrait le courrier, dit-elle. Je l’aidais pendant les séances de pose et ensuite pour le développement et le tirage, c’est tout.

— Quelqu’un d’autre a-t-il pu voir cette lettre ? demanda Wallander. Qui fréquente ce studio en dehors de vous ? Y a-t-il une femme de ménage ? Un gardien ?

— Nous faisons le ménage nous-mêmes. Et les gens que nous photographions dans le studio n’entrent jamais dans le bureau.

— Il n’y avait donc que Rolf et vous qui entriez ici ?

— Seulement Rolf. Je n’avais rien à y faire.

— Y a-t-il eu un cambriolage récemment ?

— Non.

— J’ai fouillé les sacs en plastique qui servent de poubelles, mais je n’ai pas trouvé l’enveloppe correspondant à cette lettre.

— Les poubelles sont vidées le lundi. Rolf était très soucieux de la propreté de son studio.

Wallander jeta un regard à Birch. Il n’y avait pas de raison de douter de ses propos. Cette conversation ne les menait à rien.

— Rolf avait-il des ennemis ?

— Pourquoi en aurait-il eu ?

— Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ces derniers temps ? Était-il inquiet, soucieux ?

— Il était pareil à lui-même.

— Comment étaient vos relations ?

Elle comprit la question mais ne parut pas s’en formaliser.

— Rien de personnel. On travaillait bien ensemble. Il m’a beaucoup appris. Je veux devenir photographe, moi aussi.

— Qui était la personne la plus proche de lui ? Avait-il une petite amie ?

— C’était un solitaire. Je ne savais rien de sa vie privée, il n’en parlait jamais. Je n’ai pas connaissance d’une éventuelle petite amie.

— On va fouiller son appartement, dit Birch. Pour l’instant, je crois que nous n’avons pas d’autres questions.

— Qu’est-ce que je vais faire demain, si Rolf est mort ?

Ni Wallander ni Birch n’avaient de réponse à lui proposer. Birch s’engagea à la raccompagner chez elle. Wallander devait retourner à Ystad. Ils se séparèrent sur le trottoir devant le studio.

— Je ne comprends toujours pas, dit-elle. Pendant deux jours, j’étais toute seule dans une maison dans la forêt. Et maintenant ceci…

Elle fondit en larmes. Birch passa un bras protecteur autour de ses épaules.

— Je la raccompagne, dit-il. Tu m’appelles ?

— Quand je serai à Ystad. Ou vas-tu ?

— Je vais examiner l’appartement dès ce soir.

Wallander vérifia qu’il avait le numéro de portable de Birch. Puis il rejoignit sa voiture qui était garée de l’autre côté de la rue. Birch et Maria Hjortberg disparurent. Il était vingt-deux heures trente.

Il s’apprêtait à ouvrir sa portière lorsque le portable bourdonna.

— Kurt Wallander ?

— C’est moi.

— Lone Kjaer de Copenhague. Louise est à l’Amigo en ce moment. Que veux-tu qu’on fasse ?

Wallander se décida sur-le-champ.

— Je suis à Malmö. Je prends le bateau et j’arrive. Si elle quitte le bar, je veux qu’on la suive.

— En te dépêchant, tu peux attraper celui de vingt-trois heures. Ça t’amène à Copenhague à minuit moins le quart. Je t’attendrai au terminal.

— Ne la perdez pas de vue. J’ai besoin d’elle.

— On ne va pas la quitter des yeux. Je te le promets.

 

Wallander prit la direction du port et laissa sa voiture.

À vingt-trois heures précises, le Sprinter quitta le quai, cap sur Copenhague.

Wallander se trouvait sur le pont supérieur, le regard perdu dans le noir. Il chercha son portable. Se rappela qu’il l’avait posé sur le siège du passager. Et les phares ? Est-ce qu’il avait pensé à les éteindre ? Il demanda à une hôtesse s’il pouvait téléphoner.

— Désolée, le téléphone est en panne.

Wallander hocha la tête. Lone Kjaer avait sûrement un portable.

Il regardait fixement l’obscurité. Il sentait monter la tension.

Les Morts De La Saint-Jean - La Muraille Invisible - L'Homme Inquiet
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